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« Pourrir le web » : du buzz à l’archétype

26/03/2012

Quand j’ai vu passer ce billet le 21 mars, j’ai pris juste le temps de le signaler à quelques collègues, comme anecdotique et instructif. Sans prendre le temps d’analyser ce qu’était justement « l’instruction » qui se cachait derrière.

Mais finalement c’est l’agitation même autour de cette anecdote qui me semble plus intéressante : en cette petite histoire d’un prof qui, voulant cesser de corriger des copies contenant des copies [hum…] d’articles Wikipedia, leur a diffusé via Wikipedia des informations fausses pour les inciter à cesser ces pratiques, mérite-t-elle justifie-t-elle autant de réactions (un recensement en est fait ici), le JT du 20h le 24 mars sur France 2, et le journal de France culture du 25 mars à 9h ? (en gros, ce week-end, je me suis couché et levé avec la même histoire…).

Le présent billet ne vise donc pas à approuver, contester ou nuancer cette histoire (tentation qui me guette encore en ce moment, il est vrai) mais à revenir sur son abondant paratexte (et donc y ajouter ma propre pierre, évidemment).

Les questions pédagogiques

Tout se passe comme si chacun, en lisant cette histoire, était capable d’apporter une réflexion, d’avoir un avis, de prendre position (pour et contre : les deux se sont vus). Il s’agit du monde scolaire, de la manière dont la pédagogie « classique » est envahie par les pratiques numériques des élèves, et comment il est possible continuer à enseigner dans ce contexte.

Les questions pédagogiques autorisent vraisemblablement, sous prétexte que chacun a été enfant — donc élève — et éventuellement parce qu’on est également parent, à avoir une opinion claire : ce que j’ai vécu comme élève, ce que mes enfants vivent à leur tour, me laissent facilement croire que je connais les enjeux, les bonnes méthodes, etc. Sans compter évidemment les profs eux-mêmes, qui ne pouvaient qu’être tentés de réagir.

Bref, face à une telle histoire qui sort un peu de l’ordinaire, on est facilement tenté de se mettre à la place du prof pour commencer à énoncer : « Moi à sa place… ».

Les Anciens et les Modernes

Il semble en second lieu que cette anecdote révèle une frontière jusque-là floue et pointillée, qui incite chacun à se positionner de part et d’autre d’icelle. Voici en gros les enjeux :

  • avant, pour enseigner ceci/cela aux élèves, on utilisait telle méthode
  • à présent, les élèves récupèrent ou croient récupérer des réponses sur Internet, donc la méthode est faussée (l’objectif de les faire réfléchir/apprendre n’est plus rempli)
  • alternative :
    1. est-ce que je trouve une manière de refouler les usages autour d’Internet de manière à ce qu’ils n’interfèrent pas dans mes méthodes ?
    2. est-ce que je modifie mes méthodes pour intégrer ces usages, quitte à les orienter ?

Je parle d’Anciens et de Modernes en sachant que les enjeux de cette querelle du XVIIe siècle ne correspondaient en rien à ce que je viens de décrire. Mais il y a tout de même cette question de la valorisation de « ce qui se fait aujourd’hui » au regard de « ce qui se faisait hier ».

Là où, il me semble, l’enseignant attire des partisans quant à ses méthodes pédagogiques, c’est que sa méthode vise à obtenir une auto-censure chez les élèves : plutôt que de désormais faire faire tous les devoirs en classe, en surveillant plus intensément la non-utilisation des téléphones portables pendant l’épreuve, il essaie de faire en sorte que les élèves s’interdisent eux-mêmes cet usage, avec l’idée que chat échaudé craint l’eau froide.

Bref, il vise non pas à renforcer la règle, mais à obtenir l’autonomie, c’est-à-dire une règle venant de l’intérieur, que l’élève s’impose à lui-même à la suite d’une expérience personnelle.

Anecode et archétype

Clairement, cette histoire n’a aucun impact sur rien : la méthode utilisée n’est reproductible par personne, pas même par l’enseignant lui-même. Donc elle ne résoud en rien le problème, puisque les élèves savaient théoriquement déjà (je veux l’espérer) que toute info trouvée sur internet n’est pas forcément fiable, mais tant qu’ils n’en ont pas été les victimes directes, cet élément n’est pas pris en compte. Donc en-dehors de la classe concernée, qui va en profiter ?

Donc une histoire sans lendemain.

Mais finalement, ce qui me semble favoriser le plus le buzz et les relais, avis, opinions de toutes sortes autour de cette histoire, c’est qu’elle permet à chacun de s’exprimer sur ce qui lui semble important, en apportant réfutation ou argument favorable dans pas mal de domaines :

  • les questions autour des méthodes d’apprentissage et du penser-par-soi-même
  • l’émergence du numérique et ses impacts sur notre quotidien
  • l’émergence du numérique dans notre manière d’apprendre sur le monde et de l’appréhender (cf. Nicholas Carr…)
  • la question du plagiat et du copier-coller
    (une remarque : si je donnais à faire le commentaire d’un texte tiré de Madame Bovary, et qu’un élève me produise un copier-coller de la biographie de Flaubert, je le pénaliserai non pas pour copier-coller mais pour hors-sujet)
  • la relation de confiance prof-élève (et donc parent-enfant, etc.).
    A noter là-dessus les remarques intéressantes de David Monniaux :
    « Quand vous posez une question sur un forum en ligne, ou que vous consultez les questions et les réponses précédemment apportées, vous supposez qu’il y a eu des gens de bonne volonté qui tentent d’aider leur prochain. On pourra se gausser de pareille naïveté — mais après tout, notre société ne fonctionne-t-elle pas largement sur le même principe ? Quand quelqu’un demande son chemin dans la rue, il s’attend à ce qu’on lui fournisse une information de bonne foi, et non que son interlocuteur le piège en lui fournissant sciemment des informations fausses, quoique plausibles, et ensuite se vante d’avoir attrapé des gogos« 
  •  etc.
    (notamment : l’occasion ou jamais de se remémorer tous ses petits souvenirs marquants comme élève, la fois où le prof m’avait mis une sale note injustement, …)
En gros, cette histoire permet à chacun de projeter ses propres préoccupations et de trouver une occasion de les énoncer.
Un archétype, donc. Ou un trou noir, grosse absorption d’énergie dont il ne ressort rien ?

Pour finir : France 2 vs le web ?

Qu’est-ce qui a bien pu inciter les gens de France 2 à relayer cette histoire ?

Fondamentalement, l’idée qu’avec elle les gens vont regarder le JT et ne pas zapper pour voir ailleurs. Si ce n’était là l’argument de base, il y aurait mille autres choses qui auraient mériter qu’on s’y attardât ce soir-là. Le fait que face à cette histoire chaque téléspectateur se forge aussitôt, plutôt une position qu’une opinion, a dû jouer beaucoup.

Mais je ne peux m’empêcher de penser aussi que, au regard de ce que j’ai pu lire sur la Toile depuis le 21 mars (toutes ces réactions extrêmement critiques), le reportage de France 2 était on ne peut plus bienveillant : il semblait illustrer une solution pour sortir les profs de ce problème de copier-coller permanent.

Même remarque sur le reportage entendu sur France Culture dimanche matin.

Et donc le média traditionnel (la télévision, la radio) valorise une histoire qui discrédite le média « nouveau » qu’est internet. Mais il est tout à fait possible que je fantasme sur le plaisir que des journalistes auraient pu avoir à relayer cette historiette. Et à travers eux, comme le rappelle André Gunthert, ce sont tous les « vaincus » du numérique qui se sentiraient enfin vengés…

One Comment
  1. bcalenge permalink
    26/03/2012 19:44

    Enfin un billet pondéré et équilibré !! (un billet de bibliothécaire 😉 ).

    J’ai également été frappé par la diversité univoque des regards portés sur cette historiette : les uns y voient une insulte au travail encyclopédique collaboratif, d’autres conspuent une initiative pédagogique hasardeuse, d’autres enfin s’insurgent contre une supposée condamnation du numérique (et là j’ai du mal à comprendre). Et avec tout ça je n’ai sans doute pas tout lu…

    Mais il est vrai que personne ne se hasarde à considérer cette simple histoire sous plusieurs angles à la fois, avec un peu de recul vis-à-vis des préoccupations particulières de chacun. Certes, chacun a raison dans son coin, mais un peu de distance ne nuit pas !!!!!

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