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Médiation et désir mimétique

13/12/2013

J’ai laissé pas mal de choses en plan depuis mon dernier billet sur la médiation. Merci d’ailleurs à B. Majour qui a complété et éclairci pas mal de points sur lesquels je comptais, et compte toujours, revenir.

Le présent billet fait partie de ceux (peu nombreux sur ce blog) au contenu assez conceptuel. Mon manque d’aisance à manipuler les concepts rendra donc ce billet aussi illisible que ceux aux contenus techniques. L’écrire m’a tout de même permis, pour moi-même, d’y voir plus clair. C’était mon objectif premier.

Pour vous éviter une lecture fastidieuse, en voici un résumé.

Spoiler : La médiation en bibliothèque s’apparente au désir mimétique théorisé par René Girard (le désir d’un objet ne peut naître chez moi que si je constate que quelqu’un d’autre le possède ou le désire avant moi).
Les conséquences sont multiples:

  • la médiation s’apparente à de la publicité, qui s’appuie sur le même schéma (création du désir en présentant un modèle auquel il faut ressembler)
  • la médiation ne fonctionne que si le médiateur est lui-même un sujet sur lequel l’usager peut projeter son propre désir. Le discours doit donc venir d’une personne (ou avoir l’air de venir d’une personne) et non de la bibliothèque comme institution
  • la médiation doit apparaître comme un témoignage de désir/possession de l’objet présenté. Le médiateur doit donc être ou se prétendre utilisateur du service ou de la ressource.
  • La médiation s’apparente donc aussi à la curation. De ce fait, il faut d’abord être reconnu comme curateur avant de pouvoir être efficace en termes de curation (si vous conseillez des choses remarquables sans que personne ne vous écoute, la qualité du contenu y changera peu). Donc la question de l’image et de la perception de celui qui parle est fondamentale
  • La présentation de l’objet ne doit pas être exhaustive, mais au contraire assumer sa partialité.
  • Paradoxe : cette présentation subjective et partielle doit être appropriable par le public, donc aussi universelle que possible.
  • Comme la publicité, la médiation ce n’est pas une réponse à une sollicitation de l’usager, elle doit au contraire susciter cette sollicitation et créer le désir.
  • L’action de médiation s’inscrit dans une durée délimitée

Médiation : dispositif et actions

Tout d’abord, je vais éclaircir les termes utilisés plus bas.

Ce qu’on appelle médiation en bibliothèque doit être un dispositif définissant une stratégie globale. Ce dispositif, cette stratégie, définit à la fois les orientations (priorités et objectifs :  quels publics, quels services, quelles fréquences) de la médiation, et les moyens dont il se dote (canaux de médiation, acteurs).

Pour l’usager, ce dispositif se concrétise dans des actions de médiation : une journée « événementielle », un billet de blog, un atelier proposé aux usagers, etc. Les « actions » hors de tout contexte, de tout dispositif d’ensemble, sont vaines et au final ne peuvent être considérées comme de la médiation (cf. le commentaire convaincant de Bernard Majour à ce sujet).

Médiation et désir mimétique

René Girard a théorisé pour la première fois ce concept de désir mimétique dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961). Il s’appuie sur les grands exemples de la littérature (Don Quichotte, etc.) pour montrer que la mécanique du désir ne fonctionne pas comme une flèche allant du sujet vers l’objet. Les « romantiques » (Chateaubriand, Hugo) croyaient à un face à face entre le sujet et le monde.

Le désir dessine en réalité un triangle (il y a 3 pôles et non 2)

Source de l’image

Cette approche de la médiation en bibliothèque me donne 5 conséquences au moins, qui ont des effets opérationnels quand il s’agit de mettre en place des actions de médiation.

1. Le médiateur est un sujet

Si la médiation en bibliothèque fonctionne sur le modèle du triangle mimétique, alors le désir que l’on cherche à susciter chez l’usager doit naître d’un modèle qu’on lui propose comme désirable.

De ce fait, pour que la médiation soit plus efficace, le discours doit émaner comme d’une personne, et non d’une institution. Le discours doit rendre compte d’une individualité.

Cette individualité peut être virtuelle (ou factice), en ce sens que la figure présentée, servant de médiateur, n’aura pas d’existence réelle.  Mais elle doit exprimer une subjectivité forte :

Ce dernier exemple peut surprendre, mais il est incontestable que les collègues derrière le compte Twitter Gallica ont créé une personnalité en ligne, un ton qui n’a rien d’institutionnel.

Je précise que je ne suis pas en train de dire que la bibliothèque ne peut plus assumer un discours institutionnel. Simplement, si elle se lance dans des actions de médiation, il faut que dans ces situations-là son discours soit alors incarné, charnel. C’est une des conditions du succès de la médiation.

Ainsi si une bibliothèque se dote d’un blog ou d’une page Facebook, et que ce blog ou cette page sont alimentées pour en faire un canal de médiation (ce n’est pas forcément le cas), le message sera d’autant mieux approprié qu’il est délivré par personnes.

2. L’action de médiation rend compte d’une utilisation subjective de l’objet médié

Pardon pour la phrase ci-dessus. Je l’explicite. Elle est pour moi une des clés permettant de percevoir la transition entre médiation et formation, dans les situations qui sont à la frange (par exemple un professionnel des bibliothèques s’adressant à un groupe d’usagers).

Faire de la médiation autour d’un service ou d’une ressource ne signifie pas les présenter de manière objective, neutre, sous toutes ses facettes et dans tous ses aspects. Le but n’est pas qu’à l’issue de la présentation l’usager soit autonome pour exploiter de manière parfaitement compétente ce service ou cette ressource.

L’action de médiation doit rendre compte d’une certaine utilisation du service ou de la ressource. Puisque le médiateur se présente comme sujet, un des signes visibles de cela est qu’il agit en sujet face à cette ressource, donc d’une manière partiale, partielle. Le public peut alors réemprunter ce chemin (et éventuellement dévier pour tracer le sien propre).

Le paradoxe est évidemment que cette utilisation subjective doit pouvoir être appropriable par le plus grand nombre, donc la plus universelle possible : ce n’est que comme ça que l’usager arrive à se projeter dans l’expérience présentée par le médiateur, et s’inscrire dans la proposition de désir qui lui est faite par la bibliothèque.

Le médiateur se présente (se prétend ?) donc lui-même comme utilisateur de l’objet médié. Là aussi, c’est une distinction à faire avec les sessions de formation : le bibliothécaire sera sans doute meilleur pédagogue sur les bases de données qu’il présente s’il s’en sert lui-même, mais cela n’est pas une condition à son statut de formateur.

La médiation doit être l’occasion de mettre en avant, non pas une expertise, mais une expérience.

Dans la médiation, ce positionnement du médiateur-utilisateur est au coeur du dispositif. Du coup, dans le cadre d’une bibliothèque universitaire, la médiation vis-à-vis des étudiants ne sera-t-elle pas par nature mieux assurée par des étudiants ?

3. La médiation, c’est de la curation

Voyez le changement de look de Miss Media :

Avant

Miss Media 2012

Après

Miss Media 2013

Ce changement n’est pas seulement important au regard de l’image que la bibliothèque veut transmettre d’elle-même : il est essentiel dans la mesure où cette image apparaît notamment sur Facebook et sur un blog spécifique, qui servent de canal à un projet de médiation pour les bibliothèques de Metz. L’ancienne image donnait à voir une bibliothécaire, sympathique mais en entretenant l’imaginaire collectif de l’image de la bibliothécaire classique, différente de l’usager. La nouvelle image vise à faire ressembler la bibliothécaire à n’importe quelle lectrice (une jeune femme moderne…).

C’est comme utilisateur, image identifiable et appropriable, que le médiateur va promouvoir son objet. Il s’inscrit donc dans une communauté d’intérêts, et d’intéressés, au sein de laquelle il se positionne comme prescripteur crédible. Il doit devenir curateur. Et pour que la curation soit efficace, il doit d’abord être reconnu comme source légitime. Il doit être quelqu’un afin/avant de pouvoir faire quelque chose. Souvent, pour qu’au sein d’une communauté une personne soit reconnue comme curateur, il est utile qu’elle soit recommandée par un autre curateur pré-existant. Là encore, ce peut être une des conditions du succès de l’action de médiation : si le médiateur n’a pas été positionné comme prescripteur, il ne sera pas écouté.

Dans une action de médiation, la bibliothèque doit donc reproduire une situation où le bibliothécaire doit être un médiateur crédible, donc une figure :

  1. que l’usager reconnaît comme un modèle
  2. à laquelle il va souhaiter s’identifier, ressembler

4. L’action de médiation précède la sollicitation de l’usager

Si la médiation s’apparente au désir mimétique, alors elle n’est pas une réponse à l’usager  puisque c’est la médiation même qui stimule la question (le désir).

Cela signifie par exemple que les bureaux de renseignements ne sont donc pas à proprement parler des lieux où se passe la médiation. Les collègues à ces postes sont sollicités par les usagers pour répondre à des questions que l’usager avait déjà en arrivant. Ils ne les suscitent pas.

La médiation n’est pas leur première mission (au sens temporel). Elle peut arriver dans un second temps, si la personne au bureau de renseignement arrive à faire évoluer le désir de l’usager (ses centres d’intérêts, ses questionnements, etc.). Il bascule ainsi dans de la médiation.

On touche là à une question de stratégie de médiation pour un établissement : celui-ci souhaite-t-il faire de son bureau de renseignement un espace de médiation. Si oui, celui-ci ne peut pas se contenter de répondre aux questions. Les personnes qui en assurent les permanences doivent déployer un ensemble d’attitudes pour emmener le lecteur plus loin que les motifs qui l’ont attirée à elles.

L’action de médiation fonctionne comme la publicité : elle s’efforce de créer le désir, en s’appuyant sur un problème supposépré-existant.

  • Si l’usager a conscience du problème et est déjà en train d’essayer de le résoudre, il va lui-même poser la question : le bibliothécaire faire du renseignement.
  • Si l’usager a conscience du problème mais n’a encore jamais cherché à le résoudre (exemple), le bibliothécaire va (prétendre) devancer son désir et lui proposer une solution : c’est de la médiation.
  • Si le bibliothécaire croit qu’il y a un problème et s’efforce de le résoudre, et voit que le lecteur s’en fout : c’est un échec.

5. L’action de médiation est inscrite dans une temporalité

La médiation ne peut se faire que par actions, avec un acteur (le médiateur) qui vit dans la temporalité : c’est un être humain.

Ne sont donc pas « de la médiation » les installations pérennes que peut mettre en place une bibliothèque. J’avais évoqué dans un de mes précédents billets l’exemple de la signalétique : peut-être elle considérée comme de la médiation, dans la mesure où elle vise à rendre les ressources/services plus accessibles à l’usager ?

La réponse est non : si un dispositif donné n’est pas l’émanation d’un sujet identifiable, inscrit dans une durée limitée, il ne peut pas être qualifié d’action de médiation.

6. Autres pistes pour la suite

Le désir mimétique est un modèle relationnel déjà bien élaboré, qui offre non seulement une grille de lecture et d’analyse de nombreuses situations, mais aussi une sorte de boîte à outils pour les maîtriser mieux.

Je n’en ai pas fait le tour ici.

Par exemple, dans ses livres suivants René Girard a beaucoup interrogé la place de la violence dans cette dynamique du désir : si je (lecteur) désire la même chose que B (bibliothécaire), je me place en rival de B car je vais lui prendre ce qu’il possède. Certes, en bibliothèque nous fonctionnons sur un modèle non marchand, avec des biens souvent partageables sans préjudice pour ceux qui en profitent (les ressources électroniques notamment). Mais nous sommes là dans un modèle anthropologique.

On peut donc se demander si le bibliothécaire n’a pas intérêt à stimuler cette rivalité, sous une forme évidemment civilisée et complètement sous-jacente. C’est ce qui se passe quand on vous parle de voitures sous cette forme-là :

Présentation d'une voiture Mazda - Salon 2013 - présentatrices sexy

Photo FlickR par UweBKK – CC-BY-NC-SA-2.0

Que devient ce thème de la violence et de la rivalité dans un contexte de médiation documentaire ? Je n’en sais rien. De même quelle est utilisation faire de la notion de bouc émissaire, au coeur également du désir mimétique ?

Les intérêts d’avoir écrits un tel billet

Ceux qui ont lu les quelques billets précédents consacrés à la médiation ont pu constater que pour moi, les contours de cette notion restaient extrêmement flous : la distinction entre ce qui était médiation et ce qui n’en était pas était trop fluctuante.

En reprenant le concept de désir mimétique (concept qui inclut déjà le rôle de médiateur), je peux appliquer une grille d’analyse. Je dispose de raisons claires me permettant de sortir la signalétique de la médiation, j’ai des critères pour distinguer ce qui est formation et ce qui est médiation. Certaines franges resteront toujours floues, mais je pourrai continuer de les interroger plus avant sur la base de ce modèle comportemental.

Par ailleurs, cela me permet d’engager une réflexion plus opérationnelle pour le SCD : où sommes-nous en contact avec le lecteur sous cette forme-là ? Ces points de contact sont-ils maîtrisés sous cet aspect-là ? Y a-t-il lieu d’aller plus loin de ce sens, etc.

Enfin, j’ai ci-dessus énoncé pas mal de formules très tranchées (sur l’identité numérique, la formation vs médiation, la signalétique, etc.). Ce n’est pas que j’y sois déjà complètement converti : simplement c’est là où m’amenait l’hypothèse initiale que la médiation fonctionnait sur le modèle du désir mimétique.

Mais tout cela vaut le coup d’être remis en question. Les commentaires sont là pour vous, vous qui êtes arrivés au bout de ce billet (félicitations !).